Flux temporel

samedi 8 mars 2014

Le chrysanthème et le sabre

(Oui, bon, ça n'a rien avoir avec mes démarches pour le Japon, toutefois rien ne m'empêche d'effectuer un petit résumé critique pour ceux que cela intéresserait...) 


Le chrysanthème et le sabre, Benedict Ruth
édité chez Picquiers Poche (1946)

Cet essai est réalisé en un an par une anthropologue sur la demande de l'administration américaine afin de comprendre les mécanismes de pensées d'un peuple aussi déstabilisant que les japonais tandis que les deux pays (Japon et USA) sont en guerre. Bien qu'elle n'y ait jamais mis les pieds, Benedict Ruth s'efforce de déchiffrer et retranscrire - sans trahir - la dualité extrême de la pensée japonaise (à travers des témoignages d'immigrants, de prisonniers ou encore au travers de livres de voyage etc.) le tout parfaitement illustré par un titre désignant leur caractère à la fois "aussi poli et aiguisé qu'un sabre japonais" que "spontané" à l'image de la nippone chrysanthème. Le style qu'emploie Benedict Ruth dans son œuvre est parfaitement accessible aux passionnés novices du Japon car il est neutre et linéaire (pour peu qu'ils se munissent d'un dictionnaire). Le phrasé peut paraître lourd car plutôt long et en effet, certains mots ou expressions peuvent être très spécifiques (d'où la nécessité d'acquérir un certain vocabulaire). Toutefois, elle prend patience pour expliquer ses théories en l’étayant de nombreux exemples clairs.

L'entrée en matière du livre s'effectue au travers du comportement inattendu des japonais après leur défaite en acceptant parfaitement leur sort suite au discours le l'empereur du Japon par émission radio (lors de l'accueil chaleureux des américains sur les ports par exemple), chose qui serait totalement inconcevable en occident. Comment le peuple japonais peut-il tolérer un revirement pareil? une telle contradiction? Par cette problématique, l'auteur nous présente la démarche qu'elle souhaite suivre afin de mieux comprendre ce peuple si énigmatique, à savoir : non pas s'attacher à leurs discours politique ou leur conception du pouvoir mais plutôt la compréhension de leurs us & coutumes ainsi que leur conception de la famille afin d'avoir une vision plus réaliste de leur mentalité. Ainsi, son raisonnement se déroulera en trois points:
- le sens de la hiérarchie
- le sens de l'honneur et du devoir
- le sens du plaisir.

En effet le fragile équilibre qui constitue l'esprit japonais est premièrement fondé sur le sens de la hiérarchie. Notion introduite de Chine sous les préceptes de Confucius (fidélité, loyauté, piété filiale, respect des anciens et dépassement de soi). Ces règles transmises dès l'enfance s'appliquent non seulement sur le plan familial mais également à l'échelle de la politique et de l'économie. Chacun est à sa place selon un schéma pyramidal bien établi : au sommet l'empereur - chef spirituel/descendant de la lignée divine d'Amaterasu (déesse du Soleil), personnalité inatteignable du fait de son statut divin et le Shogun - chef des armées, suivis par les samurai, les agriculteurs, les artisans, les marchands et les burakumin qui constituent le bas de l'échelle sociale (équivalent des intouchables en Inde - personnes au vils métiers, en rapport avec le sang : boucher, croque-mort...). La hiérarchie est quasiment sacrée. Elle est considérée comme un fait établi qui tient son origine du temps des Tokugawa. Quiconque outrepasse ses droits en s'extrayant de cette hiérarchie (améliorant ou abaissant sa condition) se voit aussitôt exclu de cet équilibre mis en place (le pire châtiment qui soit après le bannissement). C'est pourquoi il est important de concevoir les japonais comme des êtres unis au sens ou l'individualité n'existe pas : aucune action ne peut être entreprise sans le consentement total de son entourage, de sa famille à fortiori s'il s'agit de celui qui fait figure d'autorité. Un japonais devra au surplus se plier aux exigences de sa famille (que cela lui agréé ou non) car elles passent avant celle de l'individu. On exige le sacrifice de soi et une soumission totale envers la volonté de la famille au nom d'une valeur suprême : la solidarité.

Les japonais possèdent un sens aigu de l'honneur et du devoir, une seconde notion capitale qui influence grandement leurs pensées. En effet, comme vu précédemment, le fait que l'on ne puisse dissocier un japonais de son entourage (notamment de sa famille) est un point essentiel à prendre en compte car c'est cela qui maintient une certaine cohésion au sein du peuple japonais. Il est à noter également que les japonais se considèrent comme les héritiers du passé c'est pourquoi ils portent dès leur naissance un profond sentiment de dettes (obligations passives) de différents niveaux appelées ON envers leur entourage (dettes envers l'empereur, les parents, un professeur, un patron etc.) qui s'accroit avec le temps et qui ne sera jamais remboursée. L'amour, la gentillesse ou la générosité accordées sans contrepartie en occident en exige une au Japon et l'état de débiteur dans lequel est plongé un japonais est particulièrement inconfortable. Rembourser ses dettes devient alors une question d'honneur et de dignité envers soi-même. Le contraire attirerai l’opprobre sur soi et sa famille car "la dette de quelqu'un n'est pas une vertu ; son remboursement en est une. La vertu commence au moment où le débiteur se met à se consacrer activement à la tâche exigée par la gratitude". Ainsi le remboursement suit des règles précises et se divise en deux catégories : le GIMU (dettes illimitées envers l'empereur, les parents qui est obligatoire) et le GIRI (autre type de remboursement qui est une obligation envers son propre nom). Ainsi, nous comprenons mieux le geste de soumission totale des japonais envers leur l'empereur qui ordonna de déposer les armes. De nombreuses tragédies issues de la tradition japonaise illustrent fort bien le propos lorsque l'unique moyen qui subsiste à un japonais de laver son nom/honneur est le suicide. C'est juger à quel point il est important d'avoir du respect envers son nom et le faire respecter.

Toutes ces facettes de la pensée japonaise ne sont pas en opposition avec le sens du plaisir, la troisième notion. En tenant compte de ses obligations, un japonais possède une certaine liberté dans un sens très différent que celle que l'on conçoit. En effet, il est même surprenant que le code japonais fasse autant de place aux plaisirs des cinq sens en dépit du fait que le Japon soit une des grandes nations bouddhique qui enseigne le détachement de soi. Les japonais n'interdisent pas que l'on se fasse plaisir : on apprend les plaisirs au même titre que le respect et les devoirs. L'un de leur plus grand plaisirs est le bain. Ils s'y relaxent et prennent l'occasion d'un total abandon qui tient de l'art au même titre que le sommeil ou la nourriture. A la limite du luxe, ils peuvent être sacrifiés au nom d'une cause plus grande (examen, formation militaire...). Ainsi le bain chaud est un "plaisir", tandis que la douche froide tient de l'endurance et du "devoir" de s'endurcir. Dans la société japonaise, il n'est pas contradictoire qu'un individu se marie pour perpétuer sa lignée tout en fréquentant les geishas ou les prostituées pour son propre plaisir personnel. Les plaisirs sont la clé de voute qui permet aux japonais de faire le contrepoids aux responsabilités devant lesquelles ils doivent se plier. Toutefois les japonais ne doivent pas leur donner une importance majoritaire, car les plaisirs ne sont tolérés que lorsque les obligations et devoirs sont respectés en contrepartie.

Ces trois notions présentées par Benedict Ruth forment un tout parfaitement cohérent. Une première lecture de cet essai m'a convaincue qu'il s'agit là d'un ouvrage de qualité et qui offre un petit aperçu de la manière de penser nippone. Le chrysanthème et le sabre est d'ailleurs un ouvrage de référence qui a influencé de nombreux autres écrits. Ce que je reprocherai cependant à cette œuvre ce sont les nombreuses oppositions effectuées entre les japonais et les américains qui sont un peu trop marquées à mon goût, mais en la replaçant dans son contexte, on peut aisément comprendre sa démarche (c'est pourquoi il faut lui faire preuve d'indulgence). Malgré tout il faut garder à l'esprit qu'il s'agit là d'un essai publié au lendemain de la seconde guerre mondiale et que les mœurs ont probablement changé depuis. C'est pourquoi je vous incite à effectuer des lectures complémentaires afin d'avoir un tableau plus complet de ce que peut être le mécanisme de pensée des japonais.


 PS : Pour plus de détails, allez-voir ce lien : legrenierdechoco. Il s'agit d'une critique (remarquable) dont je me suis inspirée pour faire la mienne que j'ai toutefois agrémentée de quelques notions essentielles à mes yeux.